La journée a passé, le temps s’est écoulé. Heure après heure, le soir est arrivé. Il ne reste plus beaucoup de temps avant le couchant. C’est donc le moment ultime pour penser tout ce qui doit être pensé, pour dire tout ce qui doit être dit…. Il faut boucler sa journée comme on boucle sa valise, prêt à partir pour le grand voyage. Encore un peu de temps et le jour s'en ira .... C'est l'heure bleue. Le mouvement du monde se calme, le soleil se cache. Je partirai avec le couchant.

jeudi 2 février 2012

Sciences-Po ou l’ignorance crasse

Sciences-Po avait proposé à Pierre Bénichou d’enseigner à l’élite de la nation les secrets du récit journalistique. En bon patriote, Monsieur Bénichou accepta cette opportunité de transmettre son savoir malgré un emploi du temps chargé entre Le Nouvel Obs, Europe 1 et Turf, le film dont il a co-écrit le scénario avec Fabien Onteniente.
Pierre Bénichou découvrît alors avec tristesse le manque flagrant de culture chez les étudiants en journalisme venus assister à son cours. Il s’en est ému au micro de Nicolas Poincaré et de Laurent Ruquier sur Europe 1, mettant en lumière le manque de culture générale des étudiants. Puis il raconta l’anecdote dans Le Nouvel Observateur.
L’article de Pierre Bénichou commence ainsi : « C’est passé presque inaperçu. »
Il fait, en l’occurrence, référence à ses mésaventures à Sciences-Po. Mais il serait dommage que son remarquable témoignage, pétillant d’intelligence, ne soit pas connu de ceux qui ne lisent pas Le Nouvel Observateur. C’est pour cela que je vous en parle.
L’été dernier, Pierre Bénichou reçoit un coup de fil d’un prof (oublions son nom) de Sciences-Po en charge de l’organisation du département journalisme de l’Institut. Pour lui proposer de conduire à la rentrée de novembre un séminaire sur « le récit journalistique ». Il hésite. Puis il accepte.
Quelques jours, plus tard, il reçoit une lettre d’une responsable (oublions son nom) du département journalisme pour lui donner sa feuille de route : « Tout en s’inspirant des différentes techniques narratives utilisées dans les récits de fiction comme de non-fiction, le cours : “Ecrire une histoire” vise à nourrir l’écriture des étudiants. »
Il est un peu défrisé par ce charabia, mais bon, il a dit oui, alors il se met en quête de « référents » qui pourraient l’épauler (une heure chacun) : Franz-Olivier Giesbert, Philippe Labro, Jean Daniel, Laurent Joffrin. Et fixe un programme de lectures commentées d’articles de Victor Hugo, Mona Ouzouf, Céline, Lucien Bodard, Jean Cau, André Breton.
Le jour dit, il découvre ses étudiants. Ils sont en deuxième année de Sciences-Po après avoir fait deux ans d’université. Ils sont quinze : neuf ont eu mention « bien » au bac et six mention « très bien ». Des tronches, se dit-il.
Il va vite déchanter : « Je commence mon laïus. Un désintérêt à peine poli accueille mes propos. » Il essaiera de les faire bouger : « Quels journaux lisez-vous ? », « Quel journaliste aimeriez-vous être ? », « Quel est votre poète préféré ? ». Pas de réponse. Sinon d’une jeune fille qui déclare aimer « Paroles de Jacques Prévert »…
Plus tard, il apprendra qu’ils ne lisent jamais aucun « journal papier » et qu’« une revue de presse hebdomadaire sur le net leur suffit ».
Des journalistes ? « Ils n’en connaissent pas un seul. » Il va essayer : « Plutôt Raymond Aron ou plutôt Delfeil de Ton ? » Le bide ! « Stupeur dans leur regard. »
Rentré chez lui, Pierre Bénichou reçoit un coup de téléphone de celui qui l’a embauché : «
Cher monsieur Bénichou, je crois qu’on n’y est pas. Vous savez, les bruits vont vite. Ce sont tous des étudiants qui ont déjà fait un an d’école de journalisme. Ce qu’ils veulent, ce sont des conseils pratiques. Vous leur dites ce qu’ils savent déjà. »
Réponse de Bénichou : « Mais ils ne savent rien. »
Réaction de l’embaucheur : « Bien sûr qu’ils ne savent rien, et alors (sic) ? Ils savent des choses que nous ne savons pas. Ils ont leur langage, leur culture. »
« A ces mots, je me retiens pour ne pas sortir mon revolver », écrit Bénichou. Mais, se contenant, il explique qu’il leur a distribué trois textes très courts de Rimbaud, La Bruyère et Flaubert. »
Haut-le-cœur du responsable du prof en charge de l’organisation du département journalisme : « Ce n’est pas Sciences-Po. » Peut-être voulait-il dire : « Ce n’est plus Sciences-Po »… Le même continuera : « Vous les avez choqués ! Ils ont l’impression que vous méprisez (resic) leur culture. »
Là, Bénichou va se fâcher : « Et merde ! On ne doit pas parler d’Apollinaire à ces enfants perdus ? Les laisser à l’extérieur du monde de la pensée, de l’écriture, c’est cela le mépris ! Et en plus, ce sont les premiers de la classe ! »
La suite de l’échange mérite d’être cité :
— « Vous savez que vous devez les noter à la fin de votre cycle, mais les étudiants aussi vont vous noter. C’est ainsi dans toutes les universités.
— Et alors ?
— J’ai peur que vous n’ayez pas une bonne note et cela risque de nous retomber dessus à tous. Nous allons essayer quelque chose de plus haut de gamme pour vous. Là, franchement, je crois que cela ne va pas le faire. »
Ce « ça ne va pas le faire » sera le mot de trop : « Certaines expressions dépassent notre quota d’indulgence. Ce “ça ne va pas le faire” dans la bouche d’un recruteur de professeurs d’université me met hors de moi. Je claque la porte. »
La conclusion de Bénichou mérite aussi d’être citée :
 « Qui gouverne ce petit monde de Sciences-Po ? D’où vient, coïncidant avec ma mésaventure, cette circulaire annonçant la suppression de l’épreuve écrite de culture générale ? De l’Education nationale ? Des “privés” du conseil d’administration ?
Qui a voulu qu’au sortir du secondaire on refuse une dernière chance à ces jeunes gens ? Voilà une enquête que j’aimerais demander à “mes” étudiants. Qu’ils fassent vite. Demain, en juin prochain, ils quitteront l’école et s’installeront dans leur fauteuil. L’élite c’est eux. »
Qui gouverne ce petit monde de Sciences-Po ?
Apparemment des gens qui n’en savent guère plus que ces étudiants qui ne savent rien…

Textes : Alain Sanders - Anne Charlotte Lundi - Nouvel Observateur

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